Page image. Christian BABOULÈNE

Conseil Régional de l’Ordre des Architectes de Nouvelle-Aquitaine

Couleurs et territoire.

Jean-Luc CHALUMEAU. Préface de l’exposition de Christian Baboulène dit Babou, à Eysines, 2004.

Le mot cluster désigne un phénomène sonore consistant sous sa forme la plus simple à faire résonner simultanément au moins trois notes séparées par des intervalles de seconde majeure et mineure (il y a de tels agrégats chez Maurice Ravel). On dit d’ailleurs plutôt tone cluster. Par extension, on parlera de cluster quand le musicien fait résonner ensemble tous les degrés d’un intervalle donné, par exemple les douze degrés d’une échelle chromatique tempérée. Le cluster comme attaque simultanée de plusieurs notes sur un clavier ou sur des cordes peut être pratiqué au hasard, ou bien de manière contrôlée. C’est évidemment la deuxième hypothèse que Babou a choisi, en tant que peintre, dans le jeu d’équivalence peinture-musique auquel il se livre. Il y a quelque chose d’en effet profondément musical dans la manière dont Babou, coloriste raffiné, utilise des cartes au 1/25 000e de l’Institut Géographique National qu’il agrandit au 1/2 500e pour parler de bastides et paysages qui lui tiennent à cœur. Le peintre n’a pas oublié que, dans sa jeunesse, il a appris la cartographie appliquée à l’histoire à l’Université de Bordeaux. Ses premiers employeurs étaient des professeurs médiévistes et géomorphologues : excellente formation pour un peintre passionné d’histoire, une formation complétant parfaitement ses connaissances en dessin industriel (il est passé par le lycée technique d’Agen) et en dessin académique (il a fait les Beaux-Arts de Bordeaux en un temps où l’on ne plaisantait pas avec cette discipline). Ce sont ces trois techniques de dessin qui lui ont permis de mettre en place une méthodologie picturale totalement personnelle au sein de laquelle elles se trouvent intimement mêlées. Si bien que Christian Babou est techniquement parfaitement armé pour accomplir ce qui est au cœur du désir de peindre : le rêve d’un monde autre né du monde tel qu’il est. Désir de ce monde comme autre. Depuis les Dômes, à propos desquels Babou dit qu’il a «  commencé à faire vraiment de la peinture  », le peintre produit effectivement un monde qui n’est pas celui «  déjà vu  », mais celui qu’il veut voir. Pour y parvenir, on ne peut pas dire qu’il se sert de la couleur : il serait plus juste d’observer qu’il la sert. Il y a une théorie implicite de la couleur chez Babou, par laquelle il lui rend une âme. La couleur est ici lumière. Voyez par exemple cluster-sos-1 : 2500 : lumière forte – tonalité claire – à l’approche de la lande, lumière filtrée – tonalité sombre – pour le village et son environnement à droite. La tonalité claire traduit le vide, la sombre suggère le plein : Babou n’est jamais dans l’arbitraire, et l’on pourrait même dire que plus les contraintes et codes dictés par la carte au 1/2 500e sont forts, plus il est à l’aise pour les retourner en moyens de sa liberté. L’axe de cluster-sos, c’est le centre du village qui le donne (nord en haut, comme sur la carte), et la composition s’ordonne logiquement par rapport à lui. Le motif est proposé par le cartographe au peintre, qui s’en empare et le transfigure par la couleur-lumière dont on comprend vite qu’elle est le véritable sujet du tableau. Après tout, n’en était-il pas déjà de même chez Vermeer, et n’est-ce pas aujourd’hui une problématique importante chez James Turrell, Brice Marden ou le cinéaste Peter Greenaway (toutes références reconnues par Babou comme proches de lui) ? Babou fait partie du petit nombre des peintres qui, au début du xxie siècle, prennent acte de la fin d’une histoire dont les principaux acteurs se sont nommés Mondrian, Noland et Rothko, histoire qui renvoie à la problématique cézanienne et qui a abouti au dépassement de la fiction décorative sur laquelle s’était construite la peinture antérieure. Christian Babou a choisi de figurer après pratiquement un siècle de dé-figuration, mais sans rien négliger de ce qu’ont accompli les peintres de la génération précédente, sans rien «  perdre  » aurait dit Matisse («  le peintre ne pourra perdre, s’il est sensible, écrivait-il dans De la couleur, l’apport de la génération qui l’a précédé car il est en lui, cet apport, malgré lui. Il est pourtant nécessaire qu’il s’en dégage pour donner lui-même et à son tour une chose nouvelle  »). Sans rien perdre, Babou a creusé son sillon en ne cédant jamais aux effets de mode (il est si facile de jouer le jeu des pseudo-avant-gardes), jusqu’à aboutir à une forme d’expression picturale dans laquelle je suis certain que Matisse aurait vu «  une chose nouvelle  ».

N°56 - automne 2022