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L’urbaniste, expert en espacements

Jean-Marc Offner, directeur général de l’a-urba (agence d’urbanisme Bordeaux métropole Aquitaine)

Vous faites quoi dans la vie ?

Je m’occupe d’urbanisme

Ah, vous êtes architecte.

Pour tout un chacun, l’urbaniste construit des villes, comme l’architecte construit des bâtiments. Formulée par Alberti dans son fameux De re aedificatoria (1452), l’idée que la ville est une grande maison légitime ce raisonnement « homothétique ». Entre l’urbaniste et l’architecte, il n’y aurait qu’une question d’échelle.

Et pourtant ! Une recension rapide de quelques-uns des grands dossiers de l’urbanisme contemporain invalide la proposition : la mixité sociale et fonctionnelle, l’implantation des équipements collectifs, la voirie et ses réseaux, la nature en ville, le trafic automobile et ses nuisances, la vie de quartier, les « circuits courts » d’approvisionnement, les zones d’activités, l’accessibilité aux services, l’é­ta­lement urbain… De quoi est-il question ? De distance ; de proximités et d’éloignements. L’urbaniste, de fait, s’occupe moins des lieux que des liens, moins des espaces que des espacements. Ainsi Alexandre Chemetoff définit-il justement l’urbanisme comme « l’art de la liaison, de la relation, de l’entre-deux ». Bernard Reichen aime à parler d’un urbanisme des flux. Et, avec Michel Lussault ou Jacques Lévy, les géographes rappellent que la ville a été créée pour maximiser les interactions spatiales.

C’est pour cela que l’espace public et le paysage­ – qui mettent en scène les perspectives, qui donnent à voir le proche et le lointain – sont aussi importants ; que la question de la mobilité est essentielle, trop souvent réduite à une politique sectorielle alors que l’ensemble des fonctionnements urbains en dépend.

L’architecte, lorsqu’il se fait urbaniste, n’est certes pas dénué de moyens pour concevoir « la ville des justes distances », comme l’y invite le barcelonais Manuel de Solà Morales : mesures, proportions, épannelages, densités… C’est l’essence de la composition urbaine. Ainsi, Christian de Porzamparc et ses îlots ouverts, David Mangin et sa ville passante, jouent avec les raccourcis. L’architecte sait aussi concevoir les agencements qui annihilent les distances, dès lors que l’on veut bien définir un lieu comme un territoire où les distances sont nulles.

C’est ce qu’écrit joliment Georges Pérec dans Espèces d’espaces à propos du quartier : « la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre puisque précisément on y est ». Cette ambition du génie du lieu vaut d’ailleurs autant pour une maison que pour un lotissement, une place publique ou un campus universitaire.

Dans ce travail d’ajustement des distances, d’organisation des espacements, l’urbaniste dispose pour sa part d’une boîte à outils diversifiée, avec du hard et du soft : l’urbanisme visible de la localisation des activités, du maillage des infrastructures, de la structuration des espaces ; l’urbanisme invisible des flux économiques, des réseaux sociaux, des pratiques et représentations des citadins, des coûts des services publics, des temporalités, des vitesses. Modifier les tarifs d’une ligne de bus, homogénéiser le mobilier urbain sur un territoire spécifique, créer une conciergerie d’entreprises, dessiner l’emprise d’une trame verte…, c’est transformer des cartes mentales.

La grande ville du xixe siècle fut inventée grâce à l’urbanité, comprise comme maîtrise des distances entre les inconnus de la foule des grands boulevards (les normes culturelles de la « proxémie » chères à l’anthropologue américain Edward T. Hall). D’aucuns voient aujourd’hui dans l’habitat péri-urbain une façon de trouver la bonne distance par rapport à son voisin. En philosophe, Arthur Schopenhauer a fort bien présenté le dossier du « vivre ensemble » avec sa fable des hérissons : pour se protéger du froid, ils se serrent ; mais ils se piquent mutuellement avec leurs aiguilles, alors ils s’éloignent. Et ils se rapprochent à nouveau… Les porcs épics n’ont pas la vie facile ! Les urbains non plus : entre proximité conviviale et promiscuité infernale, il n’y a parfois que la hauteur d’un mur, l’épaisseur d’une haie, la largeur d’un pas, la portée d’un pont.

Faire de l’urbanisme, c’est donc réguler le proche et le loin ; entre les individus, entre les activités, entre les bâtiments, entre les quartiers, entre les villes et les territoires. L’urbaniste – qu’il s’occupe de déplacement, d’habitat, d’environnement ou d’économie – est un expert en espacements.

n°18 - janvier 2013