développement durable

Le développement durable ultime utopie ou idéologie de notre temps ?

Fabienne Brugère , philosophe, présidente du conseil de développement durable de la communauté urbaine de bordeaux

D’un côté, lorsqu’il se borne à des normes techniques qui disciplinent nos habitats et nos modes de vie, il risque de devenir le dernier avatar d’une société technicienne ; il peut alors tout à fait trouver sa place dans une société de marché qui convertit toute vision d’un futur meilleur en règles quantifiables et applicables à travers un univers globalisé.

Plus encore, il continue de trouver sa place dans une histoire de l’humanité à travers laquelle l’homme se comporte en maître et possesseur de la nature, le développement durable valant comme la manière la plus sophistiquée aujourd’hui de dominer le monde.

C’est bien connu, nous avons un talent particulier à convertir les doutes, les critiques et les difficultés en solutions séduisantes et en produits nouveaux qui répondent aux peurs les plus profondes.

D’un autre côté, le développement durable pourrait porter une chance pour l’humanité, celle de promouvoir un développement de l’humanité conscient des limites du monde marchand, comme si réactualisant L’essai sur le don de Marcel Mauss nous décidions de faire nôtre un projet politique qui laisse une place au don, à la gratuité, à la possibilité de rêves et de désirs en dehors de la logique marchande.

Cette conception du développement durable pourrait avoir un appui, la charte de Leipzig, texte généreux qui se prononce sur la possibilité d’un développement harmonieux des villes, non seulement environnemental et économique mais aussi culturel, intellectuel et social.

Penser un développement contre toute logique à court terme prend alors un tout autre sens ; il s’agit de remettre l’humain et sa vie ordinaire au cœur de nos civilisations. Mais, de quel humain s’agit-il ?

D’un nouvel homme sans doute, non pas celui qui voue un culte à la rapidité des flux financiers, jouit d’une communication planétaire ultrarapide sur des écrans qui nous captivent ou passe sans s’en rendre compte d’un bout à l’autre du globe.

Ce nouvel homme est forcément un être qui a le sentiment de sa propre vulnérabilité, de celle du monde auquel il appartient ; il est également prêt à remettre en cause le sens de sociétés structurées par la performance, la réussite individuelle, et qui, en même temps, oublient toutes les populations qui restent à la marge (migrants, pauvres, exclus, etc.).

Le développement durable matérialisera l’utopie du ralentissement dans un monde dont les structures vitales sont tournées vers l’instantané auquel fait croire la rapidité. Plus encore, il pourra faire venir vers les centres de décision une humanité sensible, des bâtisseurs soucieux d’un monde égalitaire, des espaces publics ouverts à toutes les voix, même celles que la violence politique, économique et sociale a stigmatisées jusqu’à rendre des vies invivables.
Pourquoi ne pas imaginer des villes de demain réellement « durables et solidaires », ce qui voudrait dire — en dehors de toute rhétorique — des espaces urbains apaisés, convertis à la douceur et à un lien social fraternel, et ceci éminemment contre les injonctions constantes à l’individualisme et à la performance ?

Pourquoi ne pas imaginer que les villes de demain ne soient ni Paris, New York, Tokyo ou Sao Paolo mais des villes à taille humaine (comme San Francisco) ou encore en devenir (certaines villes d’Afrique Noire) ?
C’est alors concevoir le développement durable comme la défense de modes de vie légèrement décalés, sur les côtés de la mondialisation, un peu à l’écart des grands centres de décision politiques et financiers.
Le développement durable ne nous fera rêver et ne portera nos désirs que s’il sait inventer un monde non standardisé et polyphonique au service de toutes les vies humaines.

n° 8 - nov 2010