urbanisme

L’architecte pour la Cité

Thierry PAQUOT, philosophe et urbaniste

Synthèse du texte de la conférence, de Thierry Paquot, philosophe et urbaniste, lors de l’Archipride 2013. Message qu’il a adressé aux jeunes inscrits au tableau de l’Ordre en Aquitaine en tant que parrain de la promotion 2012-2013.

Le cinéma est certes un art mais c’est aussi un témoin de son temps qui montre une ville à un moment- donné, décrit un conflit armé ou un évènement sportif, mémorise le sacre d’un roi ou la chute d’un empire colonial, atteste d’un tremblement de terre ou d’un tsunami, bref, le cinéma contribue aux archives du monde dans ses étonnantes et parfois dramatiques évolutions, et ce depuis 1895, quasiment non-stop !

Le cinéma fabrique des stars et magnifie des héros, que les premières personnifient bien souvent-… Le cinéma et plus encore les séries télévisées popularisent des prénoms et valorisent des professions le temps d’une « saison » comme un effet de mode. Le « privé », le journaliste, le médecin, l’avocat deviennent des visages familiers pour un public de plus en plus accroc à leurs aventures. Il faut bien l’avouer, l’architecte est absent du cinéma. Sa vie ne serait pas assez tumultueuse pour tenir en haleine des spectateurs ? Pourtant édifier des maisons, un grand ensemble, un quartier ne sont-ce pas des créations aux répercussions sociales, économiques, politiques de grande importance ?… Les architectes se contentent de peu. On entrevoit un architecte dans Pot-Bouille de Julien Duvivier en 1957 d’après le roman de Zola, dans Les Biches de Claude Chabrol en 1968, Les Choses de la vie de Claude Sautet en 1970, Juste avant la nuit de Claude Chabrol encore en 1971, Quelque part quelqu’un de Yannick Bellon en 1972 – et là c’est une femme -, ou encore dans La Ville-bidon de Jacques Baratier en 1976… À chaque fois, l’architecte représente avant tout un statut social, un train de vie, une relative aisance (costume en tweed et automobile Saab) et une grande disponibilité temporelle, il paraît libre de son temps d’où la possibilité de l’adultère – mais des femmes et des hommes surchargés y arrivent également, je vous rassure ! Et même des architectes, songeons à Louis Kahn et à ses trois ménages…

Cette absence de la figure de l’architecte au cinéma corrobore sa sous-représentation médiatique. En effet, la presse n’évoque au mieux qu’une poignée de « starchitectes », qui souvent organisent leur commu-ni-ca-tion. Une enquête, déjà ancienne, puisqu’elle date de 1992, réalisée à la demande du Ministère de l’Équipement, indique que 60 % des Français interrogés ne peuvent mentionner le nom d’un architecte, 23 % citent Le Corbusier, 7 % Ricardo Bofill et 4 % Michel-Ange… Vingt ans plus tard, en naviguant sur la Toile, un nom domine l’écran celui de Jean Nouvel, né en 1945. Il semblerait que les informations numériques décloisonnent et ouvrent au monde, ainsi un Oscar Niemeyer (Brésilien), un Charles Correa (Indien) ou un Roger Salmona (Colombien) sans compter de plus jeunes architectes chiliens, argentins, chinois, japonais, etc., concurrencent largement un Le Corbusier…

Mais l’architecte ne doit pas nécessairement s’apparenter à une femme « publique » ou à un homme « public », elle ou il revendique le rôle de spatiotemporalisateur. L’architecte configure ou reconfigure les lieux de l’existence humaine, en cela sa responsabilité et son réel apport dépassent largement ce qu’il dessine, projette ou réalise. Après sa mort, l’agencement spatial qu’il a conçu perdure et peut être détruit, recyclé, réhabilité ou profondément remanié. Mais une telle spatialisation se révèle ouverte aux temporalités. N’est-ce pas Gaston Bachelard qui dans sa Poétique de l’espace (1957), présentant la topo-analyse, cette « étude psychologique systématique des sites de notre vie intime », note que « Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça. »

Mais alors qu’appelle-t-on « architecture » ? Rassurez-vous, je ne vais pas vous lire les innombrables définitions qu’abritent les innombrables traités et autres ouvrages dédiés à cet art depuis les Grecs… Je vous soumets modestement celle-ci : l’architecture est attente d’une présence. Matérielle ou immatérielle, combinant vides et pleins ou se contentant de la végétation déjà plantée en un lieu pour y apporter une marque qui fasse signe et sens, l’architecture est avant tout une attention intentionnelle, c’est-à-dire un geste amical envers ce qui existe déjà et qui se transforme à ses rythmes, avec lequel il va composer pour faire advenir ce qu’on appelle communément un contexte, c’est-à-dire un lieu ménagé, dont on a pris soin. L’architecte appartient à ce « on ». L’attente est un dérivé de l’espérance, n’oublions pas que spatium, « espace » en latin, appartient à la même famille étymologique que spes, « espoir »… Quant à la présence, elle correspond à l’hospitalité première, à cet accueil direct sans aucune condition. Aussi l’attente d’une présence laisse présumer qu’un « ouvert » va se déployer, telle une clairière au cœur de la forêt… Cet « ouvert » s’appelle « monde ».

Comment apprécier une architecture me demanderez-vous ? En répondant à la question « en quoi ». Question délicate et rare, on a davantage l’habitude de demander : Pourquoi ? Pour qui ? Comment ? Ou encore en baissant la voix, combien cela a-t-il coûté ? Pourtant la question est celle-ci : en quoi ce bâtiment honore-t-il ce qu’il accueille ? Cette maison à la lisière du bois réconforte-t-elle ses habitants, leur offrant un « milieu » satisfaisant ? Cette bibliothèque facilite-t-elle l’échange entre lecteurs et auteurs, mêlant les générations, les langues, les cultures, les curiosités ? Cet hôpital contribue-t-il à la guérison de tel patient ? Ce théâtre exalte-t-il les sentiments représentés sur sa scène ? Ce lieu de culte assure-t-il la discrétion et la sérénité indispensables à la prière ? Aussi convient-il de pactiser avec le site, d’établir des liens entre les constructions, les plantations, le cours d’eau, les voies de circulation, les animaux, les éléments… L’architecture veille à proportionner ses formes à la mesure du corps humain…

Dans l’Europe des 33, l’on compte 549 000 architectes (dont plus d’1/4 pour la seule Italie). D’après cette enquête commanditée par le Conseil des Architectes- d’Europe (La profession d’architecte en Europe 2012), la « densité globale des architectes » en Europe est de 0,9 pour 1 000 habitants (dont 0,5 en France). Sur l’ensemble des architectes 64 % sont des hommes et 36 % des femmes (qui sont toutefois majoritaires en Grèce, Bulgarie, Croatie, Suède et presque à égalité en Finlande, au Danemark et en Pologne).

Que peut vous dire un philosophe de l’urbain en ce jour décisif pour chacun d’entre vous ? Que peut-il vous dire qui serait comme un écho
de ce « rite de passage » ? Surtout pas des conseils ou des recommandations, pour qui se prendrait-il ? Cinq confidences plutôt. Les voici. Vous en ferez ce que bon vous semblera. Elles ne sont ni classées,
ni hiérarchisées, mais volontairement interdépendantes et disjointes.

La première, je la formule comme un aphorisme : « Il n’y a pas de savoir-faire sans savoir sur le faire ». La techné des Grecs articule ces deux dimensions, il faut faire pour savoir et savoir pour faire et les deux avancent parfois séparément, souvent à des vitesses différentes, mais finissent toujours par se rencontrer et cheminer ensemble.

La seconde vise vos clients, vos partenaires, vos concitoyens, soyez à leur écoute, ce sont eux qui nourrissent votre savoir-faire justement et le renouvèle, le précise, le conforte, il ne s’agit pas seulement de participation ou de concertation, mais de respect. C’est Heidegger qui commentant ce vers du poète Hölderlin, « Chez nous, tout se concentre sur le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches. », explique que « La richesse est un ne-pas-manquer du nécessaire, un avoir au-delà du nécessaire. Pourtant l’essence de la pauvreté repose dans un Être. »

La troisième poursuit et complète la seconde, elle concerne votre disposition à la disponibilité, qu’il convient de cultiver. Ne pas s’arcbouter à d’invraisemblables certitudes et accepter la remise en question que favorise le cas par cas. Aucune situation ne se répète. Personne ne veut la même chose. Un lotissement de dix maisons espère dix maisons différentes pour dix familles dissemblables qui vivront des destinées incomparables. Ne trichez pas avec le désir hésitant, balbutiant des autres, il en va de votre reconnaissance… La décence envers autrui consiste à ne jamais l’oppresser. C’est le photographe Heinrich- Zille qui confiait à l’architecte du Bauhaus Walter Gropius, qu’« on peut aussi bien tuer l’homme avec un logement qu’avec une hache ».

La quatrième relève de vos rapports ambivalents, paradoxaux, amicaux ou hostiles à la nature, aux paysages, aux éléments, à la climatique. De la même façon qu’Aldo Leopold nous invite à « penser comme une montagne », je vous incite à « penser comme un parking », « comme un lampadaire », « comme un rond-point » (là j’exagère !). « Qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier ? », questionnez-vous, légèrement dépités. Cela veut dire demander à un parking s’il souhaite devenir une médiathèque ou une placette avec des bancs, des arbres, des luminaires, des passants. Oui, il faut aller interroger chaque site en personne oserais-je dire.

Ma cinquième considération est la plus délicate à exprimer. Je pourrais user du sigle HQE, soit « haute qualité existentielle ». Toute votre vie,
pour vous d’abord, les êtres que vous aimez, les gens que vous croisez sur votre chemin, qu’ils soient des « clients », des « confrères ou consœurs »,
des artisans avec qui vous travaillez en confiance, ou simplement, banalement des anonymes sur qui vous ne saurez jamais rien de plus que ce sourire à peine esquissé, ce geste d’impatience, ce regard engageant, pas plus que cet échange muet et fugace, essayez d’approcher cette « haute qualité existentielle », elle ne se fragmente pas, elle possède une unité qui assure la vôtre, l’unité de vos espérances et de vos rêves. Ici la qualité signifie que le mieux est préférable au plus. « Haute » n’exprime pas une attitude hautaine, distante, crâneuse, méprisante, « haute » veut simplement dire « élevé », c’est donc la « qualité la plus élevée possible », selon vos moyens que vous visez. Dans notre expression « Haute qualité existentielle », « existentielle » revêt le sens de « vécue » et de « subjectif ». Ce n’est pas une valeur désincarnée, vous la revendiquez parce que vous l’avez testée, éprouvée (complètement ou non) et qu’ainsi vous la croyez valable, recevable, avantageuse pour autrui, comme pour vous. Vous percevez sans toujours le formuler que pour qu’il y ait du soi il faut qu’il y ait de l’autre (vivant et humain). C’est donc avec et parmi les autres que vous présentifier le temps et ainsi séjournez sur Terre en l’habitant, habiter c’est-à-dire en étant-présent-au-monde-et-à-autrui. Pour l’exprimer plus banalement, protéger c’est contribuer à ce « repos »…

Vous l’aurez compris, ces recommandations ne sont pas de tout repos ! Ce sont des horizons plus que des principes éthiques. Elles viendront à leur heure selon vos attributions. Une fois mémorisées, elles sauront se manifester. Elles parleront d’autres mots, « socialité », « solidarité », « hospitalité », « aménité », « amitié », « humanité », « cité », « beauté ». Vous les reconnaitrez, j’en suis sûr. Je vous souhaite mille bonheurs à chacune et à chacun. Merci.

n°20 - juin 2013